La journée de dimanche a été rythmée par les empannages à bord de Sodebo Ultim 3, qui s’est offert une descente en escalier pour passer à l’ouest du Cap Vert. Thomas Coville et Thomas Rouxel font désormais route vers le Pot-au-noir.
Huit empannages au programme dominical des deux skippers qui n’ont pas ménagé leurs forces pour respecter la consigne de la cellule de routage (composée de Philippe Legros et Thierry Douillard), à savoir passer à l’ouest du Cap Vert afin d’aller chercher le meilleur point d’entrée possible dans le Pot-au-Noir. Cette zone de convergence intertropicale, où se rencontrent alizés des hémisphères nord et sud, est désormais dans le viseur de Sodebo Ultim 3, à bord duquel Thomas Coville a envoyé dans la nuit de dimanche à lundi un mail pour raconter un épisode marquant, qu’il a intitulé « Les lunettes de Canvendish » :
« Il y a un peu plus de 24h environ, juste avant le début de mon quart, je prenais mon temps pour me brosser les dents et profiter de la température extérieure avant d’aller relayer Thom. J’avais bien récupéré malgré la chaleur qui commençait à se faire sentir à l’intérieur. Nous étions en tribord amure, sur notre bon bord. Le bateau volait avec peu de vent et l’équilibre était parfait. Il faut venir jusqu’à ces latitudes pour trouver ces conditions de paradis. Chaque fois que nous empannons sur cette amure, nous retrouvons notre bateau d’antan. Les sensations reviennent, barrer devient un vrai plaisir exquis. Je sentais Thom concentré et la fin de la journée apportait un éclairage qui le rendait encore plus calme et détendu qu’à l’ordinaire.
Quand soudain par un mouvement du bateau, une écoute vient me fouetter le visage violemment et m’arrache mes lunettes que j’avais ajustées sur ma tête avant d’aller barrer. Je me retourne et je les vois rouler sur le filet et s’envoler par-dessus bord. J’ai senti alors monter en moi, cette colère et cette rage que j’avais au fond de moi ! Sans pouvoir rien maîtriser, je me suis mis à hurler et à jurer. Je tapais du poing sur le pont, je frappais le marchepied de mes talons, j’ai attrapé l’écoute qui m’avait giflé et je l’ai tirée en arrière. Je voulais l’arracher de la voile. J’ai crié et juré encore, je ne pouvais plus m’arrêter ! J’avais cette boule coincée dans mon sternum depuis notre collision, je la sentais là, présente, impossible à extraire, elle s’était logée et les actions et décisions à prendre lui avait permis de se blottir au fond de moi sans que je puisse vraiment réaliser que je l’avais encore vraiment en moi. Cette colère de ne pas comprendre ou accepter de ne pas avoir été au bon endroit, au bon moment ! De subir un aléatoire aussi injuste !
Mais il n’y a pas de justice dans la nature, la nature cherche l’équilibre mais pas de droit ou de devoir ! En me faisant agresser par cette écoute sans raison, je revivais la même émotion trop forte pour être de nouveau encaissée ou acceptée. Je devais la faire sortir. Je ne voulais plus être celui qui n’était pas à sa place, à sa bonne place ! Je suis heureux d’être là, j’aime ce que je fais et je ne veux pas subir, encore moins ma propre colère ! Je hurlais encore et ça sortait comme un volcan de sentiment non exprimé et qui attendait cette gifle de nulle part pour que je la crache et la vomisse. J’ai choisi et je ne veux pas me laisser dominer par cette colère ! Je souffre, oui, ou plutôt, je suis frustré, mais j’assume et je vis ce que j’ai mis en place en travaillant comme un acharné depuis des années alors, oui je suis malgré cet accident dont je n’avais aucune maîtrise, là où je voulais être et je ne veux plus être agresser par le hasard.
J’ai pris la barre, Thom me regardait avec ses grands yeux effarés. Il bafouille quelques mots, je lui fais signe que c’est bon. Il n’insiste pas, il me laisse et je sens qu’il ne me juge pas, qu’il me laisse libre avec mes émotions. Je retournerai m ‘excuser quelques heures plus tard et il me sourira comme si j’avais raconté une blague ; m’excuser de quoi, d’avoir sortir ma colère mais au contraire !
Notre liberté va jusque-là, ici-bas, au large des Iles du Cap Vert. J’entends dans ma tête la musique et la voix, cette chanteuse qui m’envoute chaque fois que je l’écoute : Cesaria Evora.
J’ai barré en faisant voler le bateau comme jamais. J’étais haut, rapide et régulier, je sentais mon souffle plus long et j’avais descendu les épaules, mon corps me répondait et lâchait lui aussi. La boule s’estompait et j’ai barré jusqu’à la nuit. Jusqu’à ce que les étoiles apparaissent. Nous avons empanné et donc repris le bord où nous sommes toujours meurtris par un foil diminué mais je n’avais plus mal, j’avais décidé de ne pas vivre avec, mais de faire de cette colère une autre énergie. Rien n’a fondamentalement changé, dans les faits, nous sommes loin et la course n’a pas la même saveur mais je pensais à tous ceux qui souffrent de cette collision avec la vie et je leur dédie cette émotion, cette sensation et ce que j’en ai fait pour continuer et de vivre avec Thom, une autre histoire certes mais pas dans la colère !
J’ai perdu mes lunettes fétiches de Cavendish, ce champion cycliste unique qui prend tous les risques et qui tombe si souvent pour aller chercher un peu plus loin des victoires, mais je continue à croire que je suis au bon endroit avec les bonnes personnes et que tant que je l’aurai décidé rien ne m’empêchera de voler !
Thomas par 17 N 26 W »